L’infantilisation de la personne âgée en établissement gériatrique

Publié le 01/07/2018 (Mise à jour le 01/07/2018 à 15h58)
A.S.G – Assistant de Soins en Gérontologie·Vendredi 3 juin 2016
Le plus souvent inconsciente, l’infantilisation des personnes âgées s’infiltre néanmoins dans de nombreux discours et situations : prise de décisions, activités, administration de médicaments, etc. Quel sens ce mode de relation prend-il tant pour la personne âgée que pour les soignants ? Quels en sont les enjeux psychiques latents ?
À l’heure où les démarches d’accréditation, les diverses chartes ou encore les démarches qualité tendent à faire valoir les droits et le respect des personnes âgées accueillies dans les établissements gériatriques, nous percevons également, sur le terrain, des évolutions notables et positives. Cependant, il persiste encore des attitudes et comportements – la plupart du temps inconscients – qui sont souvent proches de l’irrespect et de la dévalorisation de la personne. L’infantilisation fait partie de ces comportements qui «résistent» aux changements. Notre réflexion portera sur la représentation de l’infantilisation et les enjeux psychiques latents pour chacun des sujets de la relation.

Les diverses formes de l’infantilisation

La forme la plus courante d’infantilisation est le non-respect de la parole, des souhaits ou des désirs de la personne. Nous retrouvons aussi la dévalorisation de l’âgé, de ses capacités tant psychiques que motrices, allant jusqu’à la considérer comme une personne mineure, donc inapte à prendre des décisions. Cette tendance va en s’accentuant avec l’âge du sujet : plus la personne vieillit, moins elle sera écoutée et entendue, voire consultée. Les prises de décision se feront à sa place, sachant ce qui est bon pour elle : « L’entourage la connaît depuis longtemps », nous confiait le fils d’une résidente.
Des exemples courants d’infantilisation se retrouvent dans lesdemandes de contention ou encore de protections juridiques, que ce soit de la part des soignants ou de la famille.
Une autre forme d’infantilisation passe par la communication. Le tutoiement se rencontre toujours, tout comme l’usage de surnoms non adaptés et que la personne âgée n’a ni souhaités ni demandés. Ainsi, nous sommes surpris et mal à l’aise lorsque, au moment des transmissions, une infirmière aborde le cas d’un résident de la manière suivante : «En ce qui concerne le petit Jules…» Le vocabulaire, les formulations et les intonations peuvent parfois avoir une connotation infantilisante. Utiliser le terme de «chaise-pot» plutôt que «fauteuil garde robe» renvoie à un signifiant archaïque et régressif. Il ne faut pas confondre l’apprentissage de la propreté – «mettre un enfant sur le pot» – et l’évolution inverse communément appelée «incontinence». Les termes «couches» et «protections»relèvent du même processus.
La régression semble perçue mais non pensée, non élaborée par les soignants, ce qui peut être illustré par des demandes adressées par les équipes et le vocabulaire utilisé pour les formuler. Ainsi une aide-soignante qui nous demande «d’où viennent les caprices de madame X», dame aphasique qui exprime sur le mode comportemental son sentiment de mal-être.
De même, la manière d’assister une personne âgée dans le cadre de son alimentation peut révéler une attitude infantilisante. Le contenu de l’assiette, souvent mixé ou haché dans le cadre d’une alimentation sécurisée ou prescrite médicalement dans les cas de fausses routes, peut recouvrir des usages et comportements régressifs. Certes ceux-ci sont bien souvent inconscients de la part des soignants, cependant, certains professionnels peuvent les utiliser de manière intentionnelle, par gain de temps ou par commodité… Il en est de même pour l’usage du «bavoir» qui renvoie à la personne âgée une image peu valorisanted’elle-même.
Les prises médicamenteuses sont, elles aussi, sujettes à discussion. Les soignants sont demandeurs de sirops, gouttes, voire de suppositoires, car ils sont plus faciles à administrer «comme pour les enfants, pas besoin d’écraser ou de camoufler», mais aussi parce qu’il n’est ainsi pas nécessaire d’expliquer la prescription et la posologie. Les soins d’hygiène et d’habillage sont également des marqueurs des attitudes infantilisantes que peuvent avoir le soignant, l’aidant. L’usage de la grenouillère pour la nuit peut s’apparenter à de la contention. Les tenues vestimentaires, les coiffures (tresses, couettes, etc.), sont parfois inappropriées à la personne âgée.
Cette infantilisation, dans la plupart des cas inconsciente, trouve ses origines dans plusieurs facteurs :
  • Les atteintes cognitives du sujet qui altèrent ses capacités de jugement, de perception, de compréhension et de communication ;
  • La perte des capacités ;
  • Les attitudes régressives de la personne âgée avec demande de maternage ; – l’isolement de la personne qui induit parfois un sentiment de pitié, de vulnérabilité, engendrant une réaction maternante, protectrice ;
  • Le lien affectif qui induit un investissement particulier de la relation (la «bonne distance »est difficile à trouver, et travailler avec l’humain, être en relation, implique un minimum d’investissement affectif).
Ces infantilisations entraînent des comportements, attitudes, qui expriment des émotions, des ressentis, tant chez les personnes âgées que chez les soignants.

Le vécu de l’infantilisation par les personnes âgées

Certaines personnes âgées trouvent des bénéfices et renforcent cette infantilisation, notamment celles qui sont en demande de maternage ou qui adoptent des attitudes régressives.
Certaines y adhèrent également par identification projective -terme introduit par Mélanie Klein- c’est-à-dire qu’elles attribuent au soignant certains traits ou une ressemblance globale avec elles-mêmes. La relation est alors agressive et intervient lorsque le sujet souhaitecontrôler l’autre.
Mais, souvent, l’infantilisation rime avec dépersonnalisation : «Je ne suis plus moi», «Il ne me voit plus». Le sentiment d’identité est altéré. Une partie de la vie de la personne, de ses capacités, est occultée.
Parfois, nous assistons à une perte d’autonomie avec une attitude de soumission. Un cercle vicieux se met en place, et les attitudes qu’adoptent alors les personnes âgées irritent les soignants ou l’entourage qui se trouvent trop sollicités, épuisés par cet«enfant par procuration» qui n’est plus le sujet ou le patient«idéal».
Cette infantilisation peut donc entraîner une agressivité, de la colère, de la révolte, de la part de l’âgé. C’est ainsi qu’éclosent des violences verbales, physiques, des troubles du comportement («jeux» avec les selles, agitation, déambulation, troubles alimentaires, troubles du sommeil, etc…), mais aussi des décompensationssur un mode somatique ou psychique.
La place donnée au résident, mais aussi le regard que le personnel lui porte sont importants. Ils diffèrent de la place vécue et souhaitée par la personne âgée.

Le vécu des soignants

Le travail auprès des personnes âgées demande aux équipes une certaine implication. En effet, plusieurs fonctions du soignant sont alors sollicitées :
  • La fonction de Moi auxiliaire, d’étayage donné par rapport à la dépendance ;
  • La fonction de maternage (soins corporels, somatiques, satisfaction des besoins, nursing).
L’appel à la fonction de bon soignant (fonction maternante des soins) peut engendrer des dérives dont atteste à moindre frais l’infantilisation.
Le désir d’aider l’autre est souvent la source de cette attitude infantilisante, mais il peut conduire à de la maltraitance, le soignant pouvant alors s’ériger en parent tout-puissant, omnipotent et, par là même, castrant, par un déni de la personneprise en charge.
La confrontation à la personne âgée nous renvoie à notre propre finitude. Face à cette situation peu acceptable, nos défenses peuvent nous conduire à un désir de dominer, de maîtriser et de se positionner en supérieur, en bien-portant, bien-pensant et en personne désirante. Le narcissisme du soignant est en jeu et tente par tous les moyens de se préserver des sentiments de douleur, tels que l’impuissance et la frustration. La pulsion d’emprise est à l’œuvre.
Les soignants face à la personne âgée, et notamment à la personne dépendante, se trouvent en difficulté et en souffrance.
Le soin est une relation qui engendre des mouvements transférentiels et contre-transférentiels.
L’impossibilité de nous représenter notre propre mort nous met en difficulté lorsque nous intervenons auprès de personnes âgées. Ces dernières représentent une altérité dangereuse. En effet, il semble qu’intervienne une identification primaire. L’autre est alors un alter ego. Cette identification directe et immédiate est antérieure à tout investissement. Priment alors la fusion et la confusion : elle est moi et je suis elle.
Face à ce vécu difficile, l’infantilisation permet de mobiliser des processus défensifs tout en tirant bénéfice de la relation. Les divers mécanismes de défense utilisés face à la vieillesse et à la détérioration, à la représentation de la personne âgée, se mettent en place dans une recherche de contrôle, de maîtrise, d’un futur projeté sur la personne face à laquelle ils se trouvent. Certains se servent de la banalisation, de l’évitement, ou encore de l’objectivation.
Porter un regard biaisé, en considérant la personne comme un «mineur» n’ayant plus toute possession de ses moyens, ne pouvant plus s’exprimer par quelque canal de communication que ce soit, renvoyant à quelque chose de l’ordre de l’«infans», à percevoir la personne comme un être asexué et non désirant permet de contrôler ce qui échappe et effraye, pour ne pas dire terrorise.
À travers ces constats et cette réflexion sur l’infantilisation, nous pointons les difficultés relationnelles vécues tant par les personnes âgées que par les soignants. Il nous paraît important que les professionnels puissent bénéficier de formations, de temps d’échange et d’élaboration des pratiques, afin de porter un regard non perverti, non déformé sur la personne âgée. La présence du psychologue dans les institutions gériatriques s’avère donc utile pour soutenir résidents et professionnels dans des temps et espaces différenciés, pour les aider à verbaliser et à élaborer leurs ressentis, leurs vécus.

Anne-Claire SCHMITT-ROUSSELOT

Psychologue en EHPAD, Formatrice pour les personnels soignants