On ne naît pas bien traitant, mais on peut le devenir
Publié le 01/07/2018 (Mise à jour le 01/07/2018 à 16h51)A.S.G – Assistant de Soins en Gérontologie·Lundi 21 mai 2018
A priori, la bientraitance consisterait à éviter d’être maltraitant, ou à donner de bons soins, en suivant parfaitement les procédures prévues. En vérité, la bientraitance ne se réduit ni à l’un ni à l’autre de ces aspects, ni aux deux à la fois. Il faut entendre par « bientraitance » une démarche volontaire par laquelle on essaie de promouvoir, à travers les soins ou toute autre relation, l’autre comme sujet. Cela se fait généralement lorsqu’en toute circonstance, on s’adresse tout simplement au patient comme à une personne, c’est-à-dire comme à quelqu’un qui est le point de départ de sa vie (au lieu d’être par exemple l’« objet » de soins). Ce souci de promouvoir l’autre comme sujet constitue l’essence de ce que l’on appelle l’éthique.
Évidemment, le vieillissement peut devenir très rapidement un obstacle à la relation. Les pathologies, la confusion voire la démence, altèrent puis empêchent toute relation et toute perception, par le patient, d’être bien traité. Il faut toutefois convenir que dans de nombreuses situations, on se résigne trop rapidement. La question n’est pas de savoir s’il faut cesser d’être bien traitant pour se contenter de faire correctement son travail, mais de chercher par quelles nouvelles stratégies on peut encore promouvoir l’autre comme sujet malgré ses défaillances. Entre autres, Y. Gineste a le mérite d’avoir proposé des pistes – qui ont sans doute leurs limites – pour les patients confus ou déments. Il préconise d’adapter son mode de relation : s’approcher de la personne à 50 cm et la regarder dans les yeux, susciter un contact physique comme le fait de lui prendre la main et enfin parler un langage qui s’adresse à l’autre dans le respect.
Cette manière de communiquer doit toujours être présente, à l’occasion de tous les soins, comme la toilette, mais aussi lorsque l’on doit informer le patient par exemple sur son état de santé et sur des soins à donner afin qu’il puisse y consentir ou les refuser. Dans les cas qui devraient toujours être exceptionnels comme une mise sous contention, on s’adressera de nouveau au patient, avant, pendant et après, en respectant les mêmes règles de base élémentaires. Dans les cas de démence avérée, rester bien traitant consiste non pas à donner seulement de bons soins, mais à devenir ce que l’on pourrait appeler le « tuteur » de la subjectivité de l’autre : le patient âgé ne pouvant plus soutenir par lui-même la position de sujet qui reste la sienne, les soignants ou l’entourage prennent le relais et continuent à faire exister la personne comme sujet, en assumant alors le risque de parfois se tromper sur les désirs présumés de la personne, et sur l’interprétation de ses réactions.
A côté de la communication, d’autres règles simples peuvent être rappelées qui concernent aussi bien le domicile que les institutions de soins, à savoir le fait d’habiller les personnes âgées et de les redresser voire de les mettre debout, de frapper à la porte avant d’entrer et surtout d’attendre la réponse.
Cependant, être bien traitant n’est pas toujours facile. Deux situations au moins doivent être évoquées, qui peuvent précipiter les soignants les mieux intentionnés vers des conduites inacceptables : d’une part l’organisation de la prise en charge des personnes âgées et d’autre part les personnes âgées elles-mêmes. Le constater, ce n’est pas excuser les personnes maltraitantes, c’est chercher à comprendre et, surtout, c’est se donner les moyens d’agir sur les vraies causes.
Du côté de l’organisation des soins et de la prise en charge des personnes âgées, on observe que ce sont moins les grands principes éthiques qui inspirent le secteur, que trois contraintes de plus en plus incontournables : il s’agit de la science, de l’économie et du juridique. Ce sont aujourd’hui ces trois discours qui façonnent concrètement l’organisation des soins. Or, autant ces trois discours sont nécessaires pour une bonne gestion, autant ils peuvent se révéler maltraitants.
Les soins reposent sur une conception scientifique (médecine générale, gériatrie, psychologie, gérontologie, etc.) qui structure les modes de prises en charge du patient âgé. Or, tous ces savoirs ont dû payer le prix de leur efficacité : se contenter de ce qui est objectivable. Du coup, tout ce qui relève de la subjectivité est relégué au second plan. Quels que soient les états d’âmes du patient, qu’il vienne d’ici ou d’ailleurs, un cancer est un cancer et sera soigné comme n’importe quel autre cancer du même type. Dans cet univers où l’on ne voit plus que des organes en pyjama, le risque est grand de ne plus rencontrer que des problèmes techniques devant trouver une réponse technique. Un patient est agité ? Contention. Manger ? Une simple question de calories à absorber. Besoins urinaires trop fréquents ? Langes. La question du sens et du plaisir pour la personne devient accessoire. Ce qui relève de sa subjectivité est laissé aux bénévoles et aux familles, quand il y en a une et qu’elle n’est pas elle-même maltraitante. Les soignants, quant à eux, ne sont plus que de bons techniciens qui doivent appliquer correctement les réponses techniques aux problèmes rencontrés. Sans qu’aucune violence explicite ne soit commise, on assiste ainsi à une lente déshumanisation des soins qui suffit à donner aux patients âgés comme aux soignants le sentiment de la maltraitance.
Le pilier économique se révèle de plus en plus incontournable. Pour assurer la pérennité des institutions et des soins en général, il faut une saine gestion. Mais ici aussi, le prix à payer est lourd : on tend vers une standardisation des soins. A tel type de dépendance correspond des prises en charge et des subsides définis à l’avance : la subjectivité du patient entre de moins en moins en ligne de compte pour définir les soins. On redoute même que les patients allant mieux, ils ne changent de catégories et fassent perdre des subsides aux institutions. Des salaires peu attractifs n’attirent pas les personnes les mieux qualifiées. Et le personnel réduit à son strict minimum ne dispose plus du temps suffisant pour nouer des relations humaines avec les patients. Pour faire face à la surcharge de travail, on mélange la soupe et le yaourt, le tout servi tiède ; on change le lange des résidents à heure fixe et non à la demande, on met tout le monde en pyjama à 17h, on lève le premier à 6h du matin, etc.
Enfin, les droits du patient en général et des lois spécifiques pour encadrer les maisons de repos, ou pour protéger les plus vulnérables comme les personnes âgées ont fait leur apparition. On s’en réjouira car un certain paternalisme médical a, dans le passé, dépossédé les patients, tous âges confondus, de leur maladie et finalement de leur vie, en donnant à des professionnels peu scrupuleux un sentiment d’impunité inacceptable. Les patients comme leurs familles se retrouvaient bien démunis pour faire entendre leur voix. Mais la présence renforcée du juridique a entraîné un nouveau problème : désormais la peur du procès parasite la relation avec le patient. On ne donnera plus les soins adéquats à la personne âgée, mais ceux qui correspondront à ce que la loi prévoit, de telle sorte qu’on ne puisse être confronté à une plainte. C’est le règne des procédures à respecter et des dossiers chronophages à remplir correctement. Ou bien, toujours pour éviter d’éventuelles plaintes, on n’hésitera pas à sacrifier la volonté de l’individu si elle menace sa sécurité. Au nom du devoir d’assistance à personne en danger, préserver la vie devient un but en soi : ce que la personne âgée en pense importe peu. En cas de contestation de sa part, on le taxera de sénile.
- certaines, qui ne souffrent ni de démence ni de confusion se rendent insupportables à répéter toujours la même chose, et à ne rien comprendre de ce qu’on leur dit (or, on n’a pas le temps, on n’a pas que ça à faire… et même si on avait le temps, il y a un moment où l’on n’en peut plus, où l’on sature) ;
- que ce soit en raison de leurs pathologies ou non, certaines sont violentes, agressives ou se croient tout permis précisément en raison de leur grand âge (surtout par rapport aux jeunes) ;
- d’autres ont des comportements sexuels lors des toilettes notamment qui, à juste titre, sont choquants pour le personnel soignant ;
- d’autres encore sont non disciplinées (elles arrachent leur pansement, veulent se lever sans appeler, se mettent en danger, etc.) et exigent des soignants une certaine « contrainte » avec laquelle ils sont mal à l’aise ;
- d’autres ont eu un passé de « crapules » (abandon d’enfant, trahison, etc.) : leur richesse en termes d’expérience est celle du salaud (quelle maison de repos s’occupera de Marc Dutroux, quand il sera âgé ?). On a beau se convaincre, en tant que soignant, qu’on ne doit pas en tenir compte, il n’empêche, on est pris de dégoût ou de haine, et cela perturbe les soins ;
- d’autres renvoient une image déconcertante, avec odeurs nauséabondes, mictions, escarres, vomissements, etc. ;
- il en est d’autres encore pour qui on ne sait plus quoi faire : en raison notamment de leur polypathologie, on ne sait plus ce qu’est une vie de qualité pour eux. On a le sentiment désagréable d’être pris entre de l’acharnement thérapeutique et de l’abandon thérapeutique ;
- enfin, certains sont insupportables parce qu’ils nous rappellent trop l’avenir probable qui nous attend, mais aussi celui de nos propres parents, ou encore, plus inconsciemment, celui de nos enfants. Imaginer que nos enfants puissent devenir un jour séniles comme certaines de ces personnes âgées est tout simplement inconcevable.
Lorsque, dans un contexte qui laisse peu de place au sujet, les professionnels sont empêchés de faire correctement leur travail (la direction veut qu’on fasse la toilette des personnes âgées or certaines refusent), s’usent à supporter des contrariétés de toute sorte, endurent des situations humainement pénibles comme du harcèlement de la part des personnes âgées et vivent dans la peur d’être pris en défaut, il peut arriver que, pour se protéger, ils se replient dans des comportements défensifs qui deviendront autant de formes de maltraitance : soit fuir physiquement la personne âgée, être incapable de répondre à ses appels, soit tomber dans une forme d’indifférence en anesthésiant ses émotions et en désinvestissant toute relation (on fait son travail sans état d’âme), soit encore devenir susceptible, agressif voire violent. A moins qu’il ne soit un pervers, celui qui se fait maltraitant est une personne en souffrance. Cela ne l’excuse pas, mais permet de comprendre et de réagir plus adéquatement.
Il est important d’oser rappeler que toutes les personnes âgées ne sont pas des anges. Car à trop lisser la réalité, on finit par prendre pour réelle ce qui n’est plus qu’une caricature : toute personne âgée serait fragile et appellerait notre compassion. Tout d’abord, la majorité des personnes âgées vieillissent bien et ne sont pas « fragiles », mais surtout certaines ne suscitent pas vraiment la compassion. Le reconnaître, c’est rappeler que les personnes âgées ne sont pas une espèce à part : elles restent des humains, avec leurs qualités mais aussi leurs défauts, elles continuent, à ce titre, à faire partie de notre communauté. Mais ce faisant, en le reconnaissant, on libère aussi bien les soignants que les personnes âgées d’une contrainte étouffante.
En effet, tout d’abord du côté des soignants : à idéaliser les personnes âgées pour en faire des personnes merveilleuses, riches de vie et d’expériences, et suscitant nécessairement la compassion, on finit par prendre le risque de créer ce que les psychologues appellent un clivage dans le vécu du professionnel. D’un côté on se persuade que les personnes âgées sont adorables : tout nous en convainc, l’institution, la société, les collègues, les idées reçues, etc. Et pourtant, d’un autre côté, on atteint ses limites avec certaines d’entre elles. Quelle place peut-on alors donner à ce vécu de plus en plus en souffrance ? Pour ne pas se désolidariser des autres, de l’institution et de ce que l’on croit devoir être – un bon professionnel capable de tout supporter –, on va taire ce vécu, l’étouffer. Il ne faut surtout pas en parler, car ce serait reconnaître du même coup qu’on n’est pas à la hauteur, qu’on est fautif. Le soignant se replie alors dans un sentiment d’impuissance, tous les coups seront permis pour cacher ses lacunes. C’est là que les dérapages deviennent possibles.
Du côté des personnes âgées : le message positif selon lequel elles sont sages, riches et fragiles a des effets dévastateurs. Car, l’air de rien, on laisse passer en même temps une norme. On dit ce que doit être une personne âgée, norme à laquelle on ne peut que se comparer. Qu’advient-il de moi si, âgé, j’ai conscience de n’être pas sage, ou d’être pauvre en expériences ? Que reste-t-il de moi si l’image que je donne comme personne âgée n’est pas à la hauteur des normes imposées ? Dois-je me soigner, dois-je être « redressé », suis-je encore aimable ? Ici aussi, le risque est grand de voir des personnes âgées se sentir exclues à cause de ces messages soi-disant positifs. Vont-elles se construire, elles aussi, un faux self [pour essayer de coller aux attentes que l’on a vis-à-vis d’elles ? Ou bien, ne se sentant plus aimables, vont-elles sombrer dans de la dépression (avec risque de suicide), de la violence ou de la démence réactionnelle ?
Sortir de la maltraitance ordinaire pour promouvoir une véritable culture de la bientraitance passe par une reconnaissance de la difficulté d’accompagner certaines personnes âgées d’une part : tout soignant devrait avoir le droit de reconnaître qu’avec telle ou telle personne, il ne s’en sort plus, sans que cet aveu soit vécu comme quelque chose de honteux. Il devrait plutôt être considéré comme un geste professionnel. D’autre part, il s’agit de reconnaître aussi les conditions pathogènes dans lesquelles sont organisées les prises en charge : si les institutions n’offrent pas aux travailleurs un lieu critique où l’on peut dénoncer les conditions de travail et proposer des améliorations, toute initiative en vue d’instaurer de la bientraitance sera vouée à l’échec. Non seulement on n’agira pas sur l’une des causes du problème, mais on fera reposer sur les seuls soignants déjà en souffrance une exigence supplémentaire, les précipitant encore un peu plus vers la rupture.
Mais la reconnaissance des patients difficiles, insupportables, voire indésirables nous enseigne encore une chose à propos de la bientraitance. Celle-ci ne doit pas être confondue avec le fait de permettre à un patient de faire tout ce qu’il veut : « si vous m’empêchez de faire ce que je veux, vous me maltraitez ! » ; la bientraitance ne doit pas être non plus confondue avec le fait, pour les soignants, d’être gentils et de passer tous les caprices aux résidents, quoi qu’il arrive.
- de laisser une place à ces comportements dérangeants que sont la fuite, la violence et la dépression : ce sont là les détours que prennent les personnes âgées – comme tout être humain – pour dire qu’elles n’acceptent pas ce qui leur arrive. Plutôt que de juger et condamner, il convient d’apprendre à y voir des symptômes par lesquels des sujets tentent de se dire dans leur détresse : refuser de les entendre, les « calmer » à n’importe quel prix, c’est les empêcher d’exister comme sujets, c’est les maltraiter ;
- de les aider à dépasser ces comportements, c’est-à-dire les aider à se réapproprier ce qu’elles deviennent, et que pour l’instant, elles refusent : ne pas intervenir et les laisser s’installer dans la fuite, la violence ou la dépression, c’est en effet risquer de les enfermer dans leurs souffrances. Aussi, il n’est pas impossible que dans certains cas, il faille faire preuve d’autorité et rappeler que ce n’est pas parce que l’on est une personne âgée, ou que l’on souffre, que l’on a tous les droits. Cette autorité ferme sera juste pourvu qu’elle vise à soumettre la personne âgée aux lois auxquelles les soignants eux-mêmes se soumettent. Alors, en effet, en exerçant cette autorité, on fait de l’autre notre égal – un sujet – en tant que soumis aux mêmes règles du vivre ensemble. Pourvu qu’elle vise cette égalité, cette autorité est bienveillante. Sinon, elle devient abus de pouvoir et se fait maltraitante.
Dans ces situations difficiles, les intervenants (soignants ou entourages) sont donc déchirés entre deux solutions : soit laisser-faire (mais jusqu’où ?), soit intervenir de manière plus ou moins ferme. Pour y voir clair, il est important que toute décision soit prise en concertation avec toutes les personnes concernées. Afin de rester bien traitant, on y associera la personne âgée, et si cela s’avère impossible, on prendra garde, au minimum, de la prévenir – même si elle semble ne pouvoir comprendre ou entendre – afin que jamais, elle ne devienne un simple « objet » de discussion et de décision.
Jean-Michel Longneaux